Chapitre 20
PRISONNIER DE LA GUILDE
ery
bâilla à s’en décrocher la mâchoire. Depuis que Sonea avait été
capturée, dormir était devenu un luxe pour lui. Le sommeil le
fuyait lorsqu’il le cherchait et lui tombait dessus aux plus
mauvais moments. À cet instant précis, Cery avait besoin de toutes
ses facultés.
Un vent violent secouait les arbres et les haies, faisant s’envoler les feuilles. Il faisait si froid que Cery avait des crampes. Il étira une de ses jambes, la massa et s’occupa ensuite de l’autre.
Il leva de nouveau les yeux vers la fenêtre de son amie. S’il pensait encore une fois « Regarde dehors, Sonea », sa tête allait exploser. L’adolescente avait de l’empathie, mais pas au point de savoir quand quelqu’un campait sous ses fenêtres.
Cery avait fait un tas de boules de neige et il y jeta un coup d’œil. Il pouvait les lancer, mais il faudrait que le bruit soit assez fort pour réveiller Sonea sans attirer l’attention de quelqu’un d’autre. Cery ne savait pas si son amie était toujours dans la pièce – ni si elle y était seule.
En arrivant, il avait vu derrière le carreau une lumière qui s’était presque aussitôt éteinte. Les croisées de gauche étaient obscures, mais pas celles de droite. Cery lança un regard anxieux vers l’université qui se dressait non loin de là. Le bâtiment était sombre. Depuis la première nuit où il avait observé Sonea, il n’avait plus aperçu le visage mystérieux.
Le jeune homme vit une lumière du coin de l’œil et regarda le bâtiment des mages. Dans la pièce à côté de la chambre de Sonea, la lueur s’était éteinte. L’adolescent sourit et massa ses jambes. Plus que quelques instants…
Quand un visage blanc se colla à la vitre, Cery pensa qu’il s’était réellement endormi et qu’il rêvait. Mais, le cœur battant, il comprit qu’il regardait bien Sonea.
L’adolescente fouillait le jardin des yeux.
Hélas, elle disparut.
Tous ses tracas soudain envolés, Cery prit une boule de neige, et ses jambes protestèrent lorsqu’il se leva pour sortir de son buisson. Il visa avec soin. Au moment où la boule de neige quitta ses doigts, il replongea à l’abri des feuillages.
Cery entendit la neige s’écraser contre le carreau et se félicita en voyant que Sonea regardait par la fenêtre. Elle vit la neige collée à la vitre et baissa les yeux sur le jardin.
Le garçon surveilla les autres croisées et n’y vit personne. Il sortit la tête du buisson, et Sonea écarquilla les yeux, folle de joie en le reconnaissant.
Cery lui fit un signe de la main, puis lui posa une question dans le langage par signes des traîne-ruisseau. Elle lui fit « non » de la tête.
Non, aucun mal ne lui avait été fait.
Le code des voleurs restait basique : « prêt ? », « maintenant », « attends », « sors d’ici », et les évidents « oui » et « non ». Il n’y avait aucun signe pour : « Je viens te libérer. » ou « Est-ce que ta fenêtre est fermée ? »
Cery pointa un doigt sur son torse, mima une escalade, fit semblant d’ouvrir une fenêtre, désigna Sonea, puis finit avec le code : « Sortons d’ici ».
Sonea lui répondit « Attends ». Elle se désigna du doigt, ajouta « Sortons d’ici » et secoua la tête.
Cery ne comprit pas. Sonea connaissait plus de signaux des voleurs que la plupart des traîne-ruisseau, mais elle ne les maîtrisait pas aussi bien que lui. Elle pouvait vouloir dire qu’elle n’était pas en mesure de sortir, qu’elle ne le voulait pas pour l’instant, ou encore qu’elle demandait à son ami de revenir plus tard. Cery refit les signaux pour « Allons-nous-en » et « Maintenant ».
Sonea lui répondit « Non ». Elle tourna soudain la tête sur sa gauche et écarquilla les yeux. Puis elle recula et agita les doigts pour dire « Va-t’en », et le répéta plusieurs fois. Cery s’aplatit sur le sol et retourna dans son buisson en espérant que le vent couvrirait les bruits de sa fuite.
Le jeune homme écouta, mais il n’entendit rien. Au moment où il se demandait ce qui avait pu faire peur à Sonea, il sentit un courant d’air chaud le chatouiller, et les petits cheveux de sa nuque se hérissèrent.
— Lève-toi, dit une voix cultivée et bien trop proche. Je sais que tu es là-dedans.
Cery se retourna. Entre les feuillages, il aperçut l’étoffe d’une robe de mage, si près qu’il aurait pu la toucher. Une main fouillait les broussailles. Cery recula hors de portée, le dos collé contre le bâtiment. Le mage retira ses doigts. Cery comprit aussitôt qu’il avait été vu et détala en direction la forêt.
Il n’eut pas le temps de faire trois enjambées… Quelque chose s’abattit sur son dos et il tomba le nez dans la neige. Il sentit un poids le plaquer au sol – si fermement qu’il pouvait difficilement respirer, la glace lui brûlant les joues.
Le jeune homme paniqua totalement lorsqu’il entendit qu’on s’approchait.
Calme ! Reste calme, pensa-t-il. Tu n’as jamais entendu dire qu’ils tuaient les intrus… D’un autre côté, tu n’as jamais entendu dire non plus qu’ils en trouvaient…
La pression se relâchant dans son dos, l’adolescent voulut se mettre à quatre pattes, mais une main lui saisit le bras. Elle le remit brutalement debout et le tira sur le chemin.
Cery regarda le mage et devint blanc comme un linge quand il le reconnut.
— J’ai l’impression de te connaître…, dit le mage en plissant les yeux. Ah ! ça y est ! Le pouilleux qui a tenté de me frapper. (Le magicien regarda la fenêtre de Sonea.) Il semble que notre amie ait un admirateur. Comme c’est touchant…
Les yeux du mage flamboyèrent pendant qu’il étudiait Cery.
— Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de toi ? siffla-t-il. Les intrus sont en général interrogés avant d’être raccompagnés hors de la Guilde. Autant commencer tout de suite.
L’adolescent se débattit quand le mage le poussa vers l’université. Mais, si fines fussent-elles, les mains de l’homme étaient trop puissantes.
— Laissez-moi partir ! hurla Cery.
— Si tu t’entêtes à secouer mon bras dans tous les sens, je vais être obligé d’utiliser des moyens moins… terre à terre… pour t’immobiliser. Je te conseille de coopérer. Je suis aussi impatient que toi de connaître le fin mot de cette histoire.
— Où m’emmenez-vous ?
— À l’abri de ce vilain vent, en premier lieu.
Ils étaient à quelques pas de l’université lorsqu’une voix lança :
— Seigneur Fergun.
Le mage se pétrifia et regarda par-dessus son épaule. Deux silhouettes en robe approchaient. Cery sentit la main de son assaillant tressaillir et se demanda s’il devait se méfier ou pas de ces nouveaux arrivants. En tout cas, Fergun ne les portait pas dans son cœur, ça crevait les yeux.
— Administrateur, répondit Fergun, quel heureux hasard ! Je venais justement vous voir. J’ai découvert un intrus dans nos jardins, il voulait contacter la fille des Taudis.
— C’est bien ce qu’on m’a dit.
— Voulez-vous l’interroger ? demanda Fergun d’une voix pleine d’espoir.
— Évidemment, répondit le mage de haute taille.
Il fit un geste de la main et une sphère de lumière apparut devant Cery. Une douce chaleur se répandit aussitôt dans les membres de l’adolescent et le vent mourut. Autour d’eux des rafales rudoyaient les arbres, mais les robes des trois mages ne bougeaient plus.
À l’intérieur de la sphère, les couleurs de leurs vêtements semblaient plus vives. Le grand mage était habillé de bleu. Son compagnon, un vieil homme, portait du violet, et l’assaillant de Cery, lui, avait une robe rouge. Le grand magicien tourna la tête vers l’adolescent et lui sourit.
— Voudrais-tu parler à Sonea, Cery ?
L’adolescent se demanda comment le mage pouvait connaître son nom.
Sonea lui avait sans doute parlé de lui. Si elle avait voulu mettre Cery en garde, elle aurait donné un autre prénom aux mages. À moins qu’ils lui aient tiré les vers du nez, ou qu’ils aient lu dans son esprit, ou encore…
De toute façon, ils lui avaient bel et bien mis la main dessus. Si les mages avaient décidé de lui faire du mal, son destin était scellé. Au moins, il lui restait une chance de voir Sonea.
Cery hocha la tête et le grand mage dit à Fergun de le relâcher.
Fergun planta ses ongles dans le bras de Cery avant de le laisser aller. L’homme en robe bleue fit signe au jeune homme de le suivre, puis se dirigea vers le bâtiment des mages.
Les portes s’ouvrirent devant eux et Cery monta une volée de marches à la suite du mage, conscient de la présence des deux autres sur ses talons. Ils remontèrent un couloir percé de nombreuses portes. Quand ils s’arrêtèrent devant l’une d’elles, le vieux mage posa un doigt sur la poignée et elle s’ouvrit.
Cery étudia d’abord la pièce luxueuse du regard avant d’apercevoir Sonea. Assise sur une chaise, la jeune fille sourit dès qu’elle reconnut son ami.
— Vas-y, dit le mage vêtu de bleu en poussant Cery en avant.
Le jeune homme avança, et la porte se referma dans son dos. Son cœur s’emballant, il se demanda s’il n’était pas tombé dans un piège.
— Cery… Je suis contente de te revoir, dit Sonea. Assieds-toi. J’ai demandé à Rothen la permission de te parler. Je lui ai dit que tu essaierais de me sauver jusqu’à ce que tu saches pourquoi je ne peux pas partir.
— Pourquoi tu devrais rester là ? demanda Cery en se laissant tomber sur une chaise.
— Je ne sais pas comment t’expliquer… Les mages doivent contrôler leur pouvoir, et seuls d’autres mages peuvent le leur apprendre, parce que les leçons se font d’esprit à esprit. S’il ne se Contrôle pas, le mage lance des sorts dès qu’il a une émotion forte, sans le faire exprès. Son don prend des formes simples mais dangereuses, et gagne en puissance sans arrêt. Parfois même… je… j’ai failli mourir, Cery, le jour où ils m’ont trouvée. Ils m’ont sauvé la vie.
— J’ai tout vu, Sonea. Les bâtiments sont complètement détruits.
— Ç’aurait pu être bien pire s’ils ne m’avaient pas trouvée, tu sais. Des gens auraient pu mourir. Des tas de gens.
— C’est pour ça que tu ne peux pas rentrer chez nous ?
Sonea rit. Un son si joyeux que Cery la fixa sans rien trouver à dire.
— Tout ira bien, assura la jeune fille. Une fois que je me Contrôlerai, je ne serai plus un danger pour personne. Je commence à comprendre comment les choses se passent, ici. (Elle lui fit un clin d’œil.) Et toi, où as-tu été traîner, ces derniers temps ?
— Toujours dans le même coin. La meilleure gargote des Taudis.
— Et ton… ami ? Il te donne toujours du boulot ?
— Oui. Mais ce sera peut-être fini, après ce que j’ai fait ce soir.
Sonea réfléchit à ce que venait de dire Cery et son front se plissa d’inquiétude. Le garçon sentit son cœur se serrer si fort qu’il en eut mal. Il ferma les poings et regarda ailleurs. Il aurait voulu cracher toute la culpabilité et la peur qu’il traînait depuis la capture de son amie, mais il ne savait pas si les mages les écoutaient et il préféra donc se taire.
Cery regarda les chaises et leurs coussins, la table et les rideaux épais… Finalement, Sonea n’était pas si mal traitée. La jeune fille bâilla et l’adolescent se souvint qu’il était très tard.
— Je crois que je ferais mieux de te laisser, maintenant, Sonea.
Cery se leva mais ne réussit pas à quitter la pièce. Il ne voulait pas laisser son amie.
— Dis à tout le monde que je vais bien, recommanda Sonea en souriant tristement.
— Je le ferai.
Cery resta pétrifié. Le sourire de Sonea disparut lorsqu’elle croisa son regard, mais elle lui fit quand même signe de sortir.
— Tout ira bien, tu verras. File, maintenant.
Cery se força à aller frapper à la porte, qui s’ouvrit sur les trois mages qui attendaient dans le couloir.
— Dois-je escorter notre visiteur jusqu’à la grille ? proposa Fergun.
— Oui, merci, répondit le mage en robe bleue.
Un globe lumineux apparut au-dessus de la tête de Fergun. Le mage attendit que Cery lui emboîte le pas ; le jeune homme hésita un instant, le temps de remercier le magicien vêtu de bleu.
Celui-ci hocha la tête en réponse. L’homme blond sur les talons, Cery descendit l’escalier.
En repensant à ce que Sonea lui avait dit… Son message par signes prenait tout son sens, maintenant. Elle devait maîtriser le Contrôle avant de penser à s’échapper. Cery ne pouvait pas faire grand-chose pour elle, à part s’assurer qu’elle aurait un endroit où être en paix, une fois dehors.
— Tu es le mari de Sonea ? demanda soudain le magicien.
— Pas du tout, répondit Cery, étonné.
— Son… alors, heu… petit ami ?
— Non, un ami tout court, dit Cery en rougissant.
— Oh, je vois ! C’était un véritable geste héroïque de venir ici.
Cery décida qu’il n’avait pas besoin de répondre à cette question-là et il sortit du bâtiment.
— Attends, dit Fergun en s’arrêtant. Laisse-moi te montrer un raccourci à l’intérieur de l’université. On y sera à l’abri des bourrasques.
L’université ! Cery avait toujours voulu entrer dans ce bâtiment. Il n’aurait plus jamais une telle occasion, puisque Sonea s’échapperait bientôt ! Le jeune homme haussa les épaules comme si ça lui importait peu et se dirigea vers la porte du bâtiment.
Sa respiration s’accéléra à chaque marche montée. Ils entrèrent, et Cery vit une salle remplie de casiers élégants et travaillés.
Le globe lumineux se volatilisa et Fergun guida Cery vers un corridor qui s’étendait à perte de vue.
Des portes s’alignaient de chaque côté du couloir. Cery fouilla du regard le corridor, mais il fut incapable de dire d’où venait la lumière. On eût dit que les murs eux-mêmes brillaient.
— Sonea a été une véritable surprise, dit soudain Fergun. Nous n’avions jamais trouvé un jeune talentueux dans les classes inférieures…
Fergun regarda Cery, espérant visiblement engager la conversation.
— Ça lui a fait une sacrée surprise à elle aussi, répondit le jeune homme.
— Par là, dit le mage en désignant un couloir qui coupait le premier à angle droit. As-tu déjà entendu parler d’autres pauvres qui ont le don ?
— Jamais.
Ils suivirent le passage, franchirent plusieurs portes, tournèrent dans des couloirs et débouchèrent sur un corridor aux murs lambrissés où étaient accrochés des tableaux.
— C’est un vrai labyrinthe, ici, siffla Fergun. Viens, je connais un raccourci.
Il souleva un tableau et toucha quelque chose dessous. Une partie du mur coulissa, révélant un rectangle de ténèbres.
Cery jeta un regard interrogateur au mage.
— J’ai toujours aimé les secrets, dit Fergun. Ça t’étonne que nous ayons également nos souterrains ? Celui-ci mène hors du cercle intérieur – un voyage garanti sans vent ni pluie. Après toi.
Des passages sous la Guilde ? C’était très étrange… Cery secoua la tête et recula.
— Des souterrains, j’en ai déjà vu plein et je ne suis pas très frileux. Je préfère admirer les tableaux, dans le couloir.
— Je vois. Eh bien, c’est une bonne chose que tu ne craignes pas le froid.
Quelque chose poussa Cery vers le rectangle de ténèbres. Il cria et agrippa les montants de la porte secrète, mais la pression était trop forte et ses doigts glissèrent sur le bois ciré. Il tomba en avant et se protégea la tête en lançant ses mains en avant.
Comme dans les buissons, quelque chose appuyait très fort contre le dos de Cery. Mais cette fois, il était debout, le visage pressé contre un mur de brique et incapable de bouger un doigt. Il se maudit d’avoir fait confiance aux mages.
La porte secrète claqua derrière le magicien et lui.
— Crie autant que tu veux, souffla Fergun en riant. Comme personne ne vient jamais par ici, tu ne nous casseras pas les oreilles.
Cery vit qu’un morceau de tissu lui tombait devant les yeux, puis il sentit que le mage le nouait autour de sa tête. Puis il lui tira les mains en arrière pour les attacher. La force qui le plaquait contre le mur cessa de s’exercer, une main le saisit par le col et le poussa en avant.
Cery fit quelques pas et trébucha. Quand il tomba, les mains qui le guidaient le remirent debout et le forcèrent à avancer le long d’un chemin sinueux.
La température baissa rapidement. Fergun finit par s’arrêter et Cery se raidit en reconnaissant le bruit d’une clé dans un verrou.
Le mage lui retira son bandeau et il aperçut une grande pièce vide.
— Entre, dit Fergun en lui libérant les mains.
Cery avait une telle envie de brandir ses couteaux que ses paumes le démangeaient. Mais il savait que la lutte serait trop inégale. S’il n’avançait pas de lui-même, Fergun le pousserait.
L’adolescent entra dans la cellule à contrecœur. La porte claqua, le laissant seul dans les ténèbres. Le verrou grinça, puis le bruit des pas de Fergun retentit dans le couloir.
Le jeune homme se laissa tomber sur le sol. Faren allait être hors de lui.